Version originale
Suzanne n'était pas très bonne en histoire. La matière lui paraissait d'un ennui mortel. Des gens assommants répétaient sans arrêt les mêmes idioties. Quel intérêt ? Rien ne ressemblait plus à un roi qu'un autre roi.
La classe étudiait une révolte de paysans qui ne voulaient plus être paysans et qui, suite à la victoire des nobles, y étaient parvenus très vite. S'ils s'étaient donné la peine d'apprendre à lire et d'acheter des livres d'histoire, ils auraient compris les avantages contestables d'outils tels que faux et fourches face à des arbalètes et des épées à deux tranchants.
Elle écouta un moment sans grande conviction jusqu'à ce que l'ennui la submerge, puis elle sortit un livre et se laissa disparaître aux yeux du monde.
" COUIII ! "
Suzanne jeta un coup d'oeil en coin.
Une petite silhouette se tenait pas teerre à côté de son bureau. Elle ressemblait beaucoup à un squelette de rat en robe noire et elle serrait une toute petite faux.
Suzanne revint à son livre. Des choses pareilles n'existaient pas. Elle en était à peu près sûre.
" COUIII ! "
Suzanne regarda une fois encore par terre. L'apparition était toujours là. La veille, pour le souper, on avait servi aux pensionnaires du fromage sur pain grillé. Dans les livres, au moins, il fallait s'attendre à des surprises après un repas du soir pareil.
" Tu n'existe pas, dit-elle. Tu n'es qu'un morceau de fromage.
" COUIII ? "
Lorsque la bestiole fut sûre d'avoir gagné son attention, elle sortit un sablier minuscule au bout d'une chaîne d'argent et le montra d'un doigt pressant.
Contre toute logique, Suzanne baissa le bras et ouvrit la main. La bestiole grimpa dedans - ses pieds piquaient comme des aiguilles- et regarda la fillette, l'air d'attendre.
Suzanne la souleva à hauteur d'yeux. D'accord, c'était peut-être bien un produit de son imagination. Elle devait prendre l'affaire au sérieux.
" Tu ne vas pas dire quelque chose comme "Oh, mes pattes et mes moustaches", hein ? lança-t-elle tout bas. Si tu fais ça, je te balance dans les cabinets."
Le rat fit non de la tête.
" Et tu es réel ?
- COUIII. COUIIICOUIIICOUIII...
- Ecoute, je ne comprends rien, dit Suzanne d'un ton patient. Je ne parle pas le rongeur. On ne fait que klatchien en langues modernes et je sais seulement dire "Le chameau de ma tante est tombé dans le mirage". Et si tu es imaginaire, tu pourrais tâcher d'être un peu plus... sympathique."
Un squelette, même petit, n'est pas un objet naturellement sympathique, même s'il affiche un visage ouvert et un grand sourire. Mais il s'insinuait en elle l'impression...non, s'aperçut-elle... plutôt le souvenir qu'il était non seulement réel mais de son bord. La notion sortait de l'ordinaire. Son bord se limitait normalement à elle-même.
Feu le rat regarda un moment Suzanne puis, d'un seul mouvement, saisit la petite faux entre ses dents et sauta de la main pour atterrir sur le plancher de la classe et détaler entre les pupitres.
" Et tu n'as même pas de pattes ni de moustaches, fit Suzanne. Pas comme il faut en tout cas."
Le squelette de rat passa à travers le mur.
Suzanne se replongea dans son livre et lut avec férocité le Paradoxe de Divisibilité de Noxeuse qui démontrait l'impossibilité de tomber d'une bûche.
© Terry Pratchett
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