Les deux camps s'observaient prudemment. C'étaient des ennemis de longue date. Ils avaient testé leurs forces à maintes reprises, tâté de la défaite et de la victoire, contesté leurs secteurs. Mais cette fois, il n'y aurait pas de quartier.

Les phalanges blanchissaient. Les chaussures raclaient par terre d'impatience.

Le capitaine Carotte fit rebondir le ballon deux ou trois fois.
" D'accord, les gars, on essaye encore, hein ? Et ce coup-ci pas de chahut. Guillaume, qu'est-ce que tu manges ?"

Coup-de-coude se renfrogna. Personne ne connaissait son nom. Les gamins avec lesquels il avait grandi ne le connaissaient même pas. Sa mère, au cas où il découvrirait de qui il s'agissait, ne devait pas le connaître non plus. Mais Carotte avait trouvé le moyen de l'apprendre. Tout autre que le capitaine, s'il l'avait appelé "Guillaume", chercherait à présent son oreille. Dans sa propre bouche.
" Du chouine-gomme, m'sieur.
- Tu en as apporté assez pour tout le monde ?
- Non, m'sieur
- Alors jette-le, tu seras gentil. Maintenant, on va... Gabin, qu'est ce que tu as dans ta manche ?"

Celui qu'on surnommait Gaby le Maléfique ne se soucia pas de discuter.
" C't'un couteau, m'sieur Carotte.
- Et je parie que tu en as apporté assez pour tout le monde, hein ?
- Voui, m'sieur". Le Maléfique sourit. Il avait dix ans.
"Allez, mets-les dans le tas avec les autres..."

L'agent Soulier regarda par dessus le mur avec horreur. Une cinquantaine de jeunes occupaient la large ruelle. Moyenne d'âge en termes de longévité : à peu près onze ans. Moyenne d'âge en termes de cynisme et de méchanceté pure : à peu près cent soixante-trois. Le football morporkien se joue sans but tels qu'on les entends, mais on en avait quand même figuré deux, un à chaque bout de la ruelle, en recourant à la méthode consacrée qui consiste à entasser des objets pour marquer l'emplacement des poteaux.

Deux tas : un de couteaux et un d'instruments contondants

Au milieu des gamins qui portaient les couleurs de certaines bandes parmi les plus dangereuses de la ville, le capitaine Carotte faisait rebondir une vessie de cochon gonflée.

L'agent Soulier se demande s'il devait aller chercher de l'aide, mais son supérieur paraissait tout à fait à son aise.
"Euh... mon capitaine, hasarda-t-il. -Oh bonjour, Raymond. On fait une partie de football entre amis. Je vous présente l'agent Soulier, les gars.

Cinquante paires d'yeux répondirent : " On n'oubliera pas ta gueule, poulet."

Raymond fit le tour du mur, et les yeux notèrent la flèche qui lui traversé le plastron et lui sortait de plusieurs doigts dans le dos.
"On a un petit problème, mon capitaine, dit Raymond. J'ai pensé qu'il valait mieux venir vous chercher. C'est un cas de prise d'otage...
- J'arrive tout de suite. D'accord, les gars, navré. Jouez entre vous, ça vous va ? Et j'espère tous vous voir mardi pour chanter ensemble et faire griller les saucisses.
- Ouais, m'sieur, fit Coup-de-coude.
- Et le caporal Angua verra si elle peut vous apprendre à hurler autour du feu de camp.
- Ouais, d'accord, fit le Maléfique.
- Mais qu'est-ce qu'on fait avant de se séparer ? " ajouta Carotte, l'air d'attendre.

Les skats et les Mohocks échangèrent des coups d'oeil timides. D'ordinaire, rien ne les rendait nerveux. Montrer sa peur, quelles que soient les circonstances, était passible de bannissement. Mais lorsqu'ils avaient établi les diverses règles des clans, personne n'avait imaginé tomber un jour sur un Carotte.

En se jetant des regards noirs du type j'te-fais-la-peau-si-tu-l'répètes, tous levèrent l'index des deux mains au niveau de leurs oreilles et lancèrent en choeur : " Wib wib wib.
- Wob wob wob, répliqua avec entrain Carotte. D'accord Raymond, on y va.
- Comment vous avez fait ça, mon capitaine ? demande l'agent Soulier tandis que les deux représentants de la loi s'en allaient d'un pas pressé.
- Oh, il suffit de lever les deux doigts comme ça, répondit Carotte. Mais j'aimerais que vous n'en parliez à personne parce que c'est en principe un signe secr...
- Mais ce sont ds voyous, mon capitaine ! Des mômes tueurs ! Des canailles !
- Oh, ils sont un peu effrontés, mais au fond de braves gamins quand on prend le temps de les compr...
- A ce qu'on dit, ils ne laissent jamais à personne le temps de les comprendre ! Est-ce que monsieur Vimaire sait que vous faites ça ?
- Plus ou moins, oui. J'ai dit que j'aimerais montrer un club pour les gamins de la rue, et il a trouvé l'idée excellente à condition que je les emmène camper au bord d'une falaise très à pic quelque part où il y a beaucoup de vent. Mais il fait toujours ce genre de réflexions. Et c'est comme ça qu'on l'aime. Bon, où sont ces otages ?
- C'est encore chez Vortin, mon capitaine. Mais c'est... plutôt pire que..."

Derrière eux, les Skats et les Mohocks s'entre-regardèrent d'un air las. Puis ils récupérèrent leurs armes et s'éloignèrent doucement, prudemment. N'allez pas croire qu'on refuse de se battre, disait leur attitude. On a seulement mieux à faire pour l'instant et on va voir de quoi il retourne.

© Terry Pratchett